Travail du sexe, migration et lutte au trafic d’êtres humains : une entrevue avec Nandita Sharma

Par Robyn Maynard de Personne n’est Illégal – Montréal

 

Nandita Sharma est une activiste, une académique et l’auteure de:« Home Economics: Nationalism and the Making of ‘Migrant Workers’ in Canada (University of Toronto Press, 2006), et de “Anti-Trafficking Rhetoric and the Making of a Global Apartheid” (NWSA #17, 2005) disponibles en anglais seulement. Dans cette entrevue, elle aborde les effets de la lute au trafic d’êtres humains sur les travailleuses du sexe migrantes. Elle critique la notion de “trafic” dans le contexte d’une nécessité croissante de l’immigration et du resserrement des frontières dans le Nord. Selon Sharma, les restrictions aux frontières, plutôt que le “trafic”, sont la plus grande barrière à l’auto-déterminaiton des femmes migrantes au Canada.

 

Robyn Maynard a réalisé cette entrevue avec Sharma en février 2010 pour l’émission “ Travail du sexe, migration et lutte au trafic d’humains” de la radio de Personne n’est Illégal. Des extraits édités de cette entrevue ont été publiés dans Upping the Anti #10, et sont repris ici avec permission.

 

Maynard: Comment le gouvernement et les média utilisent-ils l’idée de “l’esclavage sexuel” pour créer une panique morale? Quelles sont les conséquences pour les travailleuses du sexe migrantes?

 

Sharma: Sans aucun doute, la panique morale autour du travail du sexe alimente ceux et celles qui réclament des législations contre le trafic d’humains. La majorité des gens qui pousse pour des lois contre le trafic d’humains veut aussi éliminer le travail du sexe comme option pour les femmes. Et ils et elles veulent le faire en criminalisant davantage les activités reliées au travail du sexe, particulièrement en criminalisant l’arrivée de femmes migrantes dans l’industrie du sexe.

Par exemple, au Canada la migration de femmes pour le travail du sexe est de plus en plus scrutée à la loupe. Non seulement les corps policiers font-ils continuellement des descentes dans les établissements de travail du sexe comme les bars de danseuses et les salons de massage et ce sous prétexte de «protéger la moralité publique» ou la santé publique, mais il y a aussi des agent.e.s d’immigration qui font des descentes dans des établissements de travail du sexe en cherchant de prétendues «victimes du trafic d’humains».

Bien entendu, la vaste majorité des femmes migrantes ne devient pas travailleuse du sexe. Mais pour celles qui le font, une de leurs plus grandes vulnérabilités est leur statut au pays. Le fait que les travailleuses du sexe migrantes n’aient pas de statut légal ou permanent les rend encore plus vulnérables. Plusieurs femmes immigrantes employées par l’industrie du sexe le sont par le biais de visas de travail temporaires accordés pour l’industrie du divertissement – les visas autrefois accordés aux travailleuses du sexe ayant récemment été abolis par le gouvernement- ou elles sont forcées de travailler illégalement. Il est impossible d’arriver légalement au Canada en tant que travailleuse du sexe ou d’y entrer en tant que résidante permanente. Vous n’obtenez pas de “points” pour travailler dans l’industrie du sexe, malgré que la demande soit forte. Les lois contre le trafic d’êtres humains sont une autre façon d’attaquer la capacité des femmes de travailler dans l’industrie du sexe et elles le font d’une manière qui légitimise (et se base sur) l’idée qu’aucune femme ne devrait s’engager dans le travail du sexe. Ultimement, la panique morale contre le travail du sexe rend les femmes migrantes plus vulnérables au sein même de l’industrie du sexe.

 

Quels sont les problèmes avec la législation contre le trafic d’humains en termes de droits des femmes et de leur liberté d’action? Quelles sont les causes fondamentales de ce que l’on appelle le “trafic d’humains”?

La clé est de comprendre pourquoi, dans la dernière décennie, les gouvernements nationaux à travers le monde ont été poussés à adopter des législations contre le trafic d’humains. Il y a une augmentation de la migration à travers le monde qui résulte surtout de vagues de dépossessions et de déplacement des populations dans le cadre de crises et de guerres à la fois économiques et politiques. Et pourtant, parallèlement à cette augmentation de la migration, la plupart des états –particulièrement dans le soi-disant “Premier Monde” – a implanté des politiques restrictives qui empêchent de plus en plus de personnes d’entrer légalement dans ces états. Le résultat est que la majorité des gens qui entrent dans ces pays est considérée illégale.

Les lois contre le trafic d’humains sont utilisées pour cibler la soi-disant “immigration illégale”. Plutôt que de jeter le blâme de la vulnérabilité des migrant.e.s sur les politiques d’immigration restrictives qui forcent les gens à vivre dans l’illégalité, elles blâment ceux et celles qui facilitent leurs mouvements à travers les frontières. Dans le monde d’aujourd’hui, où il est de plus en plus difficile d’entrer légalement dans les pays du Premier Monde, il est aussi quasi-impossible d’entrer sans l’aide de quelqu’un. C’est impossible de simplement monter dans un avion, un bateau, une voiture ou de marcher pour traverser une frontière sans une forme quelconque de papiers d’identité. C’est aussi très difficile d’obtenir des faux visas ou des faux passeports, et de traverser une frontière sans que personne ne vous y aide. Pour plusieurs migrantes à travers le monde, obtenir de l’aide pour se déplacer à travers les frontières est un besoin urgent. Les législations contre le trafic d’humains criminalisent ceux et celles qui facilitent l’entrée des migrantes dans les états nationaux. Je crois que c’est là l’agenda caché derrière la législation contre le trafic d’humains. Elle offre une couverture idéologique pour cibler les migrantes et les gens qui les aident à entrer dans un pays. De cette façon, la législation contre le trafic d’humains renforce la surveillance aux frontières.

 

 

Comment pouvons-nous combattre l’exploitation des femmes associée au travail du sexe sans avoir recours à une hystérie anti-féministe et sans catégoriser les travailleuses du sexe comme des victimes de trafic d’humains?

Je pense qu’il faut prendre exemple sur les travailleuses du sexe elles-mêmes. Les organisations de travailleuses du sexe connaissent bien les étapes nécessaires à la création de conditions de travail décentes, sécuritaires et dignes pour les femmes impliquées dans l’industrie du sexe. Et la décriminalisation vient en tête de liste. L’agenda contre le trafic d’humains se dirige exactement dans la direction opposée. Il criminalise encore plus le travail du sexe en ciblant les gens, particulièrement dans le cas des migrantes, qui facilitent l’entrée des femmes dans le travail du sexe. En fait, il y a un désaccord fondamental entre ceux et celles qui veulent éliminer le travail du sexe et ceux et celles qui veulent rendre le travail du sexe plus sécuritaire pour les femmes. Ce désaccord fondamental est de savoir si les femmes ont le droit de s’engager dans le travail du sexe. La plupart des gens dans le camp des opposant.e.s au trafic d’humains croit qu’une femme ne peut pas s’adonner au travail du sexe sans être exploitée. Je ne suis pas d’accord, tout comme la plupart des organisations de travailleuses du sexe. La plupart affirment que le travail du sexe peut être rendu plus sécuritaire, plus digne – et la façon de le faire est d’arrêter de démoniser celles qui s’y engagent. En plus de décriminaliser le travail du sexe, nous pouvons appuyer la formation de syndicats au sein de l’industrie du sexe. C’est exactement ce que des organisations de travailleurs.euses du sexe ont tenté de faire en Inde, au Bangladesh, à San Fransisco et ailleurs. Nous devons concevoir le travail du sexe comme une des options offertes aux femmes dans une économie capitaliste. Nous avons besoin de travailler, et le travail du sexe est une option viable pour les femmes.

Ultimement, si nous voulons mettre un terme à l’exploitation des femmes, nous devons remettre en question le capitalisme qui est à la base de toutes exploitations. Que l’on travaille dans l’industrie du sexe, un restaurant ou une université, nous serons exploité par ceux et celles qui bénéficient de notre travail. Donc, si nous voulons arrêter l’exploitation, nous ne donnons pas le pouvoir à l’état de criminaliser le travail du sexe mais nous donnons le pouvoir aux travailleuses de mettre un terme à leur exploitation. Bien sûr, être un.e professeur.e d’université n’est pas démonisé comme l’est le travail du sexe. Donc nous avons aussi besoin d’un changement d’attitude majeur. Les féministes demandent depuis longtemps la liberté pour les femmes, incluant le contrôle de leurs corps et de leur sexualité. Appuyer les femmes dans l’industrie du sexe et les reconnaître comme une part du groupe plus large des travailleurs.euses est une partie de cette lutte.

 

Celles et ceux d’entre nous qui sommes critiques de la rhétorique contre le trafic d’humains sont souvent accusé.e.s de ne pas se préoccuper des femmes. On nous accuse de ne pas se préoccuper des femmes qui sont kidnappées, de celles qui sont battues, des femmes qui sont gardées en esclavage ou qui ne reçoivent pas de salaire, des femmes qui sont prisonnières parce qu’on leur enlève leur passeports ou d’autres documents. En réponse à ces accusations, la chose importante à se rappeler est que tous ces crimes sont déjà punis par le Code Criminel canadien. Il est illégal de kidnapper des gens, de les battre, de les violer, de ne pas les payer, de garder leurs documents légaux sans leur permission, etc. Pourquoi les gens pensent-ils qu’une nouvelle législation anti trafic d’humains rendra les femmes plus en sécurité alors que la police ne semble pas du tout intéressée à appliquer les mesures déjà prévues par le Code Criminel pour protéger les femmes? Plutôt que des lois contre le trafic d’humains, nous devrions demander que les travailleuses de l’industrie du sexe soient protégées par les lois sur la santé et la sécurité au travail, comme tous les travailleurs.euses devraient l’être. Nous devrions demander que les travailleuses illégalisées aient accès aux mêmes droits que tous les autres travailleurs et travailleuses du pays, ce qui bien sûr exigerait que l’on élimine la distinction entre travailleurs.euses légaux.ales et illégaux.ales. Il y a plusieurs choses que nous pouvons faire qui ne s’appuient pas sur une plus grande criminalisation des gens qui traversent les frontières. C’est le défi que nous devons soumettre aux gens qui nous disent que la seule manière de protéger les femmes – particulièrement dans l’industrie du sexe – est de criminaliser les gens qui facilitent leur entrée dans cette industrie.

 

 

Les politiques d’immigration restrictives causent la plus grande partie de l’exploitation des “femmes victimes de trafic”. Comment peut-on lutter pour la sécurité des femmes migrantes?

Ultimement, la seule façon de rendre la migration sécuritaire pour tout le monde est de la décriminaliser. Nous devons nous assurer que les gens aient le droit de migrer quand ils et elles décident que c’est ce qui est le mieux pour eux et elles. Si les femmes aujourd’hui pouvaient être sûres que quand elles ont besoin de migrer elles puissent le faire librement –sans être criminalisées, sans avoir besoin de faux papiers, sans avoir à être cachées dans le fond d’un bateau ou dans le coffre d’une voiture-, là elles pourraient être beaucoup plus en sécurité.

Laisse-moi te donner deux exemples de comment la législation contre le trafic d’humain augmente en fait la vulnérabilité et l’exploitation des femmes migrantes. Premièrement, la loi contre le trafic d’humains cible les gens qui aident les femmes à traverser les frontières. Ceci augmente le coût de la traversée des frontières et pousse donc les femmes à s’endetter encore plus pour le faire. Deuxièmement, en imposant ces énormes pénalités –qui, au Canada, peuvent inclure une peine de prison à vie et aux États-unis la peine de mort- ceux qui aident les migrant.e.s à passer les font utiliser des routes moins sécuritaires. Les gens sont forcés de traverser les frontières dans des endroits très vulnérables comme des déserts et des montagnes, des endroits ou des centaines de corps de migrant.e.s sont trouvés chaque année. La législation contre le trafic d’humains rend donc la migration moins sécuritaire pour les femmes.